http://cer1se.free.fr/principia/index.php/gros-plan-sur-le-sinus/

Gros plan sur le sinus

Le 1 novembre 2006 par Sephi, dans Mathématiques

Les sinus en anatomie

Le mot « sinus », bien connu en mathématiques, est également utilisé pour désigner des zones osseuses du corps humain. On penserait a priori qu’il n’y a aucun lien entre ces deux utilisations. Pourtant, ce lien existe bel et bien, et marque l’influence d’une certaine culture dans le vocabulaire mathématique.


Le terme sinus, dans son origine latine, signifie « pli » ou « creux ». Son utilisation en anatomie correspond bien à ce sens : le sinus frontal et le sinus sphénoïdal, par exemple, désignent bien des creux dans l’os du crâne. Ce qui est moins naturel, c’est sa présence en maths. En effet, quel est le rapport entre le sinus d’un angle, et un « pli » ou un « creux » ?

Les débuts de la trigonométrie

L’astronomie était la motivation principale pour le développement de la trigonométrie dans l’antiquité. Parmi les premiers astronomes, on trouve d’abord le grec Hipparque, qui a vécu au 2e siècle av. J.-C. Il est le premier à avoir associé une longueur à un angle : il s’agit de la corde de l’angle dans un cercle de rayon fixé.

Quatre siècles plus tard vient l’astronome et mathématicien Ptolémée, l’auteur d’un énorme traité d’astronomie en 13 volumes que les arabes ont respectueusement nommé l’Almageste1. Il calcule les cordes correspondant aux angles de 0° à 180° par pas de 30′. Il établit aussi une série de relations à l’allure trigonométrique, par exemple en calculant les cordes correspondant à la somme de 2 angles.

Arrive ensuite le personnage qui nous intéresse. Il s’agit de l’astronome et mathématicien Aryabhata, né au 5e siècle en Inde. En 499, il publie un traité d’astronomie en vers, l’Aryabhatiya, dont le 2e chapitre contient 33 vers énonçant chacun (et sans démonstration) une propriété mathématique. On trouve notamment l’énoncé suivant, particulièrement intéressant :

Citation d'Aryabatha

Ajoutez 4 à 100, multipliez par 8, ajoutez encore 62000, voilà, pour un diamètre de 2 myriades, la valeur approximative de la circonférence du cercle.

L’opération décrite donne pour résultat :

(100 + 4) x 8 + 62000 = 62832

Une « myriade » représentait la quantité 10000. Selon ce texte, 62832 est donc le périmètre d’un cercle de rayon 10000. Un léger calcul nous donne la valeur de pi qui était utilisée par Aryabhata : on obtient 3,1416 qui était une excellente approximation pour l’époque !

L’apparition du concept chez Aryabhata

Aryabatha s’intéressait au problème de calculer, dans un triangle rectangle, la longueur x d’un côté adjacent à l’angle droit en connaissant l’angle opposé \alpha et un autre côté L :

Figure 1

Or il était connu, depuis Euclide2, que le milieu du côté L est aussi le centre du cercle circonscrit au triangle. Si on trace un angle 2\alpha au centre d’un cercle de rayon quelconque r, et qu’on en tire le triangle inscrit DEF comme ci-dessous :

Figure 2

on a que DEF est semblable au triangle ABC de la première figure. On en déduit3 la relation :

\frac xL = \frac y{2r} = \frac{\textrm{corde}(2\alpha)}{2r}

ou encore :

x = \frac Lr \times \frac{\textrm{corde}(2\alpha)}2

Aryabatha va mettre l’accent sur la quantité

\frac{\textrm{corde}(2\alpha)}2

qui n’est autre que notre sinus actuel si r = 1. Cependant, il choisit une autre valeur pour le rayon. Le cercle chez Aryabatha est divisé en 360 x 60 = 21600 arcs de 1′, qu’il prend comme unité de longueur. On a :

2\pi r = 21600

\pi = 3,1416 chez Aryabatha, comme on l’a vu précédemment. Ceci nous donne la valeur approximative du rayon utilisé : r = 3438. Il faudra attendre le 10e siècle pour que le mathématicien perse Abul Wafa décide d’utiliser un cercle de rayon 1, ce qui donnera la version définitive du sinus (et de ses quantités dérivées comme le cosinus et la tangente).

Étymologie du mot sinus

La longueur associée à un angle est donc la demi-corde du double de l’angle. Aryabatha désigne cette quantité par ardha-jya, qui signifie « demi-corde ». Cette expression est raccourcie pour devenir simplement jya.

Vient ensuite l’invasion de l’Inde par les musulmans. Découvrant l’oeuvre d’Aryabatha, les arabes s’empressent de le traduire dans leur langue. Le terme jya est donc traduit phonétiquement en arabe pour devenir jiba, un mot sans signification. Or, l’arabe étant une langue sémitique4, ce mot est écrit jb. Il sera alors confondu avec le mot jaib qui, lui, signifie « poche ».

Vers l’an 1150, Gérard de Crémone traduit jaib par sinus qui signifie « pli » ou « creux ». En effet, les toges romaines étaient formées d’un grand drap que l’on ajustait autour du corps de façon à former un pli sous le bras droit. Ce pli est précisément le sinus de la toge et jouait le rôle d’une poche (un creux dans lequel on pouvait placer de petits objets). C’est pour cette raison que le mot sinus est utilisé pour traduire jaib.

Toge romaine

  1. Qui signifie « le plus grand ». []
  2. Corollaire de la proposition 5, dans le livre IV des éléments d’Euclide. Diogène Laërce attribue d’ailleurs cette proposition à Thalès, dont l’oeuvre a été reprise chez Euclide. []
  3. Les rapports de longueurs entre des triangles semblables étaient déjà connus depuis les grecs. On attribue souvent ce résultat à Thalès, bien que rien n’indique clairement qu’il en est l’auteur. Notons que dans les pays anglophones, le « théorème de Thalès » concerne plutôt l’inscription d’un triangle rectangle dans un cercle, résultat bel et bien attribué à Thalès. []
  4. Une langue sémitique ne s’écrit qu’avec des consonnes. Pour savoir quelles voyelles ajouter dans un mot afin de le rendre prononçable, il faut se baser sur le contexte de la discussion. []

Cliquez ici pour imprimer.