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Les paradigmes de Kuhn

Le 3 mai 2007 par Sephi, dans Philo des sciences

Thomas Kuhn

Thomas Kuhn, physicien reconverti en historien, a introduit dans les années 60 un terme qui est aujourd’hui souvent utilisé en épistémologie : il s’agit de « paradigme ». Derrière ce mot se cache une vision de la science radicalement opposée aux conceptions jusqu’alors en vigueur.



Les paradigmes

Kuhn propose une conception selon laquelle une théorie scientifique s’insère au sein d’une structure qu’il désigne par « paradigme ». Il s’agit d’un consensus adopté par la communauté scientifique dominante, qui détermine la théorie et l’activité scientifiques en vigueur.

Il est impossible d’énoncer précisément quels critères permettent de définir un paradigme, ce qui ne détruit toutefois pas la pertinence de ce concept1. On peut cependant citer trois éléments essentiels qui constituent un paradigme :

  • les lois et concepts fondamentaux de la théorie scientifique en vigueur,
  • l’ensemble des procédures instrumentales, qui permet de relier la théorie à la pratique expérimentale,
  • une certaine « vision du monde » (éventuellement métaphysique) sous-tendue par la théorie.

Le troisième point mérite quelques éclaircissements. Selon Kuhn, la façon qu’ont les scientifiques de voir le monde (et, par extension, de percevoir les phénomènes) dépend du paradigme dans lequel ils se trouvent.

Exemple : Selon le paradigme aristotélicien, le monde est divisé en :

  • une sphère sublunaire composée de 4 sous-sphères associées aux éléments Terre, Eau, Air, Feu,
  • une sphère supralunaire faite d’éther, dans laquelle se meuvent les corps célestes.

La gravité est un phénomène en vigueur dans la sphère sublunaire et se traduit par la tendance naturelle (intrinsèque) qu’ont les corps de se mouvoir vers la sphère associée à leur élément dominant afin d’y atteindre le repos. Un caillou a tendance à tomber car il se meut naturellement vers la Terre située au centre du monde. Dans la sphère supralunaire, les choses sont différentes : les corps célestes ont une tendance naturelle au mouvement circulaire uniforme.

Science normale

La science « normale » est la science pratiquée par les chercheurs oeuvrant au sein du paradigme. Ce dernier contient des énigmes dont la résolution alimente l’activité scientifique « normale ». Un paradigme représente donc la « norme » scientifique du moment.

Un paradigme est censé contenir les éléments qui permettent de résoudre les énigmes en son sein. Ceci permet au scientifique « normal » de rester dans le cadre du paradigme durant son travail de recherche. Kuhn insiste d’ailleurs là-dessus : un scientifique ne doit pas douter a priori de son paradigme, sous peine de cesser d’être productif. En effet, durant sa formation, tout scientifique reçoit un apprentissage massif conforme au paradigme. S’il devait douter de toute cette masse de savoirs, il se retrouverait si désorienté qu’il deviendrait intellectuellement stérile.

Crise et révolution

Cependant, il est possible qu’une énigme résiste aux tentatives de résolution. Dans ce cas, un ou plusieurs scientifiques peuvent commencer à se poser des questions sur la validité de leur paradigme. Il s’instaure un état de doute qui va éventuellement rassembler de plus en plus de scientifiques autour de l’énigme (devenue « anomalie »).

Si l’anomalie perdure, elle peut finir par provoquer un état de crise : la majorité des scientifiques perdent confiance en leur paradigme. Certains d’entre eux tenteront de le sauver, mais d’autres choisiront de faire le pari risqué de se lancer dans l’élaboration d’un nouveau paradigme destiné à remplacer l’ancien.

Il se constitue alors un nouveau paradigme concurrent. Si ce dernier finit par convertir la majorité des scientifiques, il se produit ce que Kuhn appelle une « révolution » : il s’agit du passage violent d’un paradigme à un autre. Débute alors une nouvelle période de science « normale », inscrite cette fois dans le nouveau paradigme.

Exemple : Les exemples classiques cités par Kuhn sont le passage, en astronomie, de la vision géocentrique de Ptolémée à la vision héliocentrique de Copernic, ou encore le passage de la mécanique de Newton à la mécanique relativiste d’Einstein.

Incommensurabilité

Lors d’une période de crise, existe-t-il des critères rationnels (logiques) ou expérimentaux permettant de départager les paradigmes concurrents ? La réponse de Kuhn est négative. La plupart du temps, deux paradigmes différents reposent sur des conceptions théoriques incompatibles, au point que ce qui a de sens pour l’un est absurde pour l’autre, et vice-versa. Par conséquent, il est impossible de comparer rationnellement, ou objectivement, deux paradigmes. Kuhn dit alors qu’ils sont « incommensurables ».

De plus, comme les phénomènes sont interprétés en fonction du paradigme dans lequel on se trouve, il n’existe pas d’expérience objective (ou méta-paradigmatique) permettant de comparer la validité de deux paradigmes différents.

Il n’y a donc aucune méthodologie possible. Lors d’une révolution, le choix du nouveau paradigme à adopter est déterminé, en dernière analyse, par les valeurs et les intérêts de la communauté scientifique dominante. Pour comprendre un changement de paradigme, il est nécessaire d’étudier le contexte psychologique et sociologique de l’époque.

Kuhn précise même : « Il n’y a pas d’autorité supérieure à l’assentiment du groupe concerné. » Ainsi, il considère qu’il n’y a pas de différence essentielle entre une révolution scientifique et une révolution politique : il s’agit avant tout d’une affaire sociale. Cette vision « sociale » de la science est connue sous le nom de « relativisme scientifique ». La vision opposée est le « rationalisme », défendu notamment par Karl Popper et Imre Lakatos.

Critique du relativisme scientifique

Malgré que Kuhn nie être relativiste, sa pensée a néanmoins jeté les bases de ce qui est devenu le relativisme scientifique. Dans cette section, je présente une série de critiques envers le relativisme en général, et les interprétations radicales que l’on peut faire de la pensée de Kuhn en particulier.

Critique 1. L’idée selon laquelle l’interprétation d’un phénomène dépend entièrement du paradigme est trop radicale pour être juste.

Exemple : On a du mal à imaginer que si l’on donnait une roche lunaire à Aristote, ce dernier ne verrait pas en elle des caractéristiques identiques à une roche terrestre (au sens où la roche lunaire tombe comme n’importe quel caillou terrestre). Une telle expérience le pousserait inévitablement à revoir sa théorie sur la gravitation. Cette expérience ne peut pas être une anomalie au sein du paradigme aristotélicien, étant donné que les anomalies sont, à l’origine, des énigmes posées par le paradigme lui-même, et ce dernier n’aurait jamais proposé de faire des expériences sur des roches lunaires.

Il est vrai qu’une expérience s’inscrit toujours dans le cadre d’une théorie existante, mais cette dernière ne détermine pas entièrement l’issue de l’expérience. Autrement dit, la théorie est nécessaire mais pas suffisante à l’expérience, et il existe vraisemblablement des expériences dont le résultat est (partiellement) extérieur aux paradigmes.

Critique 2. L’argument présenté ici est celui de l’« auto-réfutation ». On peut considérer d’une part le scientifique qui étudie la nature (tant bien que mal), et d’autre part l’historien (ou le sociologue) qui étudie la science.

Scientifique → Nature

Historien → Science

Remarquons que les méthodes de l’historien sont essentiellement rationnelles et s’inspirent des méthodes scientifiques : recherche de documents, analyses, comparaisons, hypothèses, etc. Si les théories scientifiques ne sont vraies qu’au sein du paradigme en vigueur (position relativiste), pour quelle raison une théorie de l’historien serait-elle vraie dans l’absolu ? Si on adopte une vision relativiste de la science, alors on doit aussi l’adopter pour l’histoire des sciences, ce qui réfute directement la pertinence de la vision relativiste.

 
 
 

Références :

  • CHALMERS, Alan F., Qu’est-ce que la science ?, Paris : La Découverte, 1987.
  • KUHN, Thomas S., La Structure des révolutions scientifiques, Paris : Flammarion (Champs), 1999 [1962].
  • SOKAL, Alan, BRICMONT, Jean, Impostures intellectuelles, Paris : Odile Jacob, 1997.

  1. Kuhn utilise l’exemple du concept de « jeu », qui est un concept relativement clair et stable. Pourtant, quels que soient les critères utilisés pour qualifier une activité de « jeu », il est toujours possible de trouver une autre activité qui ne remplit pas ces critères, et que l’on considère pourtant comme étant bien un jeu. []

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