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Les paradoxes de Zénon

Le 22 octobre 2007 par Sephi, dans Physique

Kid Paddle

Depuis 25 siècles, les paradoxes du mouvement formulés par l’éléate Zénon ont causé bien des soucis à ceux qui les ont abordés. On admet généralement qu’une solution a été apportée au 19e siècle par le développement, en mathématiques, des notions de limite et de convergence de séries. Cependant, cette solution est-elle vraiment satisfaisante ?


Les paradoxes du mouvement sont au nombre de quatre. Ils causent beaucoup de soucis à ceux qui veulent les résoudre.1

Il est généralement admis que Zénon les avait formulés dans le but de montrer la nature illusoire du mouvement, ce qui correspondait2 à la doctrine de son mentor Parménide. Avant d’étudier les paradoxes eux-mêmes, un premier tour d’horizon autour de la question me semble adéquat.

Ces paradoxes sont-ils d’actualité ?

À la mention des paradoxes, les gens se divisent généralement en plusieurs groupes, dont voici quelques-uns :

  • ceux qui invoquent l’évidence du mouvement au quotidien pour écarter les paradoxes,
  • ceux qui considèrent que le problème est réglé en calculant une limite de série,
  • ceux qui étudient le problème sous l’éclairage de la physique la plus récente (de la contraction relativiste des longueurs à l’effet tunnel quantique !),
  • ceux, plus rares, qui considèrent que les paradoxes sont encore non résolus, voire non résolubles.

Il me semble que ces positions ne sont pas satisfaisantes.

Dans la légende, on raconte que la première position était celle de Diogène le Cynique qui, pour montrer que le mouvement est possible, s’était simplement mis à marcher. Ceci ne résout pas le problème : on imagine mal Zénon douter de la réalité du mouvement en tant que phénomène perçu par nos sens. Ce qu’il défendait était que cette perception humaine, populaire du mouvement ne reflète pas sa nature3. La position de Diogène ne dit donc pas où se trouve l’erreur dans l’énoncé du paradoxe.

Bien qu’elle propose une réponse plus consistante, la seconde position ne résout pas non plus le problème. En effet, montrer que la somme d’une infinité de distances peut valoir une quantité finie revient à apporter un argument quantitatif à la première position ci-dessus. De nouveau, personne ne doute qu’Achille finira par rattraper sa cible en traversant une distance finie (et cela, en un temps fini). La question reste toutefois ouverte : où est l’erreur dans l’énoncé ?

La troisième position, certes très intéressante au niveau des arguments avancés, me semble inadéquate. Les échelles relativiste et quantique sont si éloignées de notre quotidien que même si elles permettent de résoudre les paradoxes, elles ne disent finalement pas en quoi ceux-ci défient notre vision macroscopique, quotidienne, du mouvement.

Quant à la dernière position, je laisse au lecteur le loisir de l’évaluer. Dans la suite de ce texte, j’essaierai de montrer que les paradoxes sont toujours d’actualité malgré qu’ils admettent (au moins) une résolution. Leur intérêt réside, comme le dit Bertrand Russell, dans leur grande subtilité :

Having invented four arguments all immeasurably subtle and profound, the grossness of subsequent philosophers pronounced him [Zeno] to be a mere ingenious juggler, and his arguments to be one and all sophisms.4
(The Principles of Mathematics, 1903.)

Les conceptions atomiste et continuiste

Les quatre paradoxes s’adressent à deux conceptions en vigueur à l’époque de Zénon à propos de la nature :

  • la conception continuiste, selon laquelle l’espace, le temps et la matière sont divisibles à l’infini,
  • la conception atomiste qui, au contraire, suppose l’existence d’unités indivisibles d’espace, de temps et de matière.

Les deux premiers paradoxes, la Dichotomie et l’Achille, visent à établir l’impossibilité du mouvement chez les partisans de la conception continuiste, tandis que les deux derniers, la Flèche et le Stade, sont destinés aux atomistes. Ces paradoxes sont des apories, c.-à-d. des raisonnements qui mènent à des contradictions, des impasses logiques.

Commençons par étudier les deux derniers paradoxes avant d’aborder les premiers, qui sont en fait les plus subtils.

La Flèche et le Stade

Énoncés. Supposons que l’espace et le temps soient composés d’unités indivisibles Δx et Δt. Aristote énonce le paradoxe de la Flèche comme suit :

Zénon propose un paradoxe trompeur : si un objet quelconque est en repos, lorsqu’il ne s’est pas déplacé du lieu qui est égal à ses propres dimensions, et si d’autre part cet objet qui se meut est sans cesse dans le lieu qu’il occupe présentement, la flèche qui se déplace est immobile.5

C’est ce qui résulte du fait que l’on admet que le temps est composé d’instants.6

Autrement dit : durant l’instant indivisible Δt, la flèche est forcément au repos. Comme cela est vrai à tout instant, la flèche est toujours au repos, donc immobile.

L’énoncé du paradoxe du Stade est long, en voici une présentation succincte. Imaginons un stade avec des rangées de spectateurs. On considère trois rangées successives, notées A, B et C, et on suppose que :

  • chaque siège d’une rangée occupe une largeur égale à Δx (les sièges de la rangée A sont notés A1, A2, A3, etc. et ainsi de suite pour les autres rangées),
  • la rangée A est immobile,
  • la rangée B se déplace d’une unité Δx vers la droite après chaque Δt qui s’écoule,
  • la rangée C se déplace d’une unité Δx vers la gauche après chaque Δt qui s’écoule,
  • à l’instant initial, les sièges sont disposés comme suit :

A1    A2    A3    A4   
B1    B2 B3 B4
C1 C2 C3 C4

Après un instant Δt, les sièges se retrouvent dans cette position :

A1    A2    A3    A4
B1 B2 B3 B4
C1 C2 C3 C4

Selon Zénon, le paradoxe vient du fait que C1, initialement devant B3, se retrouve devant B1 ce qui implique qu’il doit être passé devant B2 après un instant égal à Δt/2. Or Δt est indivisible donc il doit être égal à Δt/2, ce qui est contradictoire :

Pour Zénon, la conséquence est que la moitié du temps est égale au double.7

Résolutions. L’erreur dans ces paradoxes est assez simple. Zénon suppose que l’espace et le temps sont indivisibles, toutefois il considère que le mouvement est continu.

Dans une conception atomiste, le mouvement devrait être défini comme un parcours d’intervalles Δx pendant une durée qui est un multiple entier de Δt. Le mouvement est ainsi discontinu, ce qui résout en partie le paradoxe de la Flèche : celle-ci est effectivement « au repos » durant tout instant Δt, et elle se déplace au sautant d’un intervalle Δx à un autre.

Si la vitesse du mobile est supérieure à 1 Δxt, cela entraînerait des « sauts » d’un intervalle Δx à un autre sans passer par les intervalles intermédiaires. C’est ce qui se passerait dans la situation décrite par le Stade : la rangée C se déplace par rapport à B à une vitesse de 2 Δx par Δt qui s’écoule.

Une autre résolution a été proposée pour la Flèche, qui mentionne la notion de vitesse instantanée. Selon cette résolution, Zénon suppose que la vitesse instantanée (c.-à-d. en un instant Δt) de tout mobile doit être nulle alors que la physique moderne nous apprend qu’elle peut être non nulle8. Cependant, la définition même de vitesse instantanée exige que le temps soit divisible à l’infini, ce qui ne correspond pas à l’hypothèse faite d’un temps discret. C’est pourquoi j’estime que cette résolution n’est pas adéquate.

Passons maintenant aux paradoxes destinés aux partisans d’une conception continuiste de l’espace et du temps.

L’Achille

Énoncé. Voyons le second paradoxe qui est celui de l’Achille :

… le plus lent à la course ne peut pas être rattrapé par le plus rapide, étant donné que le poursuivant doit nécessairement atteindre le point d’où le poursuivi est parti, de telle sorte que le plus lent doit sans cesse avoir une certaine avance.9

Il est curieux de constater que ce paradoxe est souvent énoncé avec la présence d’une tortue dans l’histoire, alors que ce gentil animal n’est mentionné nulle part dans les textes originaux.

Résolution. Il y a deux approches possibles à ce paradoxe.

Selon la première, Zénon affirmerait qu’Achille doit parcourir une distance infinie avant de rattraper sa cible vu que cette distance est la somme d’une infinité de termes positifs (c.-à-d. une série). Or une distance infinie ne peut pas être couverte, d’où la conclusion. Des outils d’analyse permettent de montrer que la série représentant la distance à parcourir est finie10 et on décrète alors que Zénon s’était trompé dans son affirmation.

Cette interprétation me semble inadéquate. En effet, Zénon ne doutait probablement pas du fait qu’Achille rattrapera sa cible, et cela sans devoir parcourir une distance infinie. L’argument ci-dessus ne fait que montrer quantitativement ce que tout le monde savait déjà.

Selon la seconde approche, Zénon joue sur l’ambiguïté du terme « sans cesse ». En effet, lors de la lecture du paradoxe, le terme « sans cesse » est dominé par une signification temporelle : on le comprend comme étant « à tout moment », d’où l’impression fallacieuse qu’Achille est à « tout moment » derrière sa cible.

Or, le terme « sans cesse » se rapporte non pas au temps qui s’écoule, mais bien à l’opération consistant à décomposer le parcours d’Achille en étapes successives :

  • Étape 0 : La course commence avec Achille derrière sa cible.
  • Étape 1 : Achille parvient au point où se trouvait la cible à l’étape 0. La cible a encore une avance, inférieure à celle qu’elle avait à l’étape 0.
  • Étape n : Achille parvient au point où se trouvait la cible à l’étape n-1. La cible a encore une avance, inférieure à celle qu’elle avait à l’étape n-1.

« Sans cesse » signifie en réalité « pour tout n » dans la décomposition ci-dessus. L’indice n est un nombre entier naturel, et il est vrai que les naturels n’ont pas de plus grand élément. La décomposition n’a donc effectivement pas de fin.

L’énoncé du paradoxe suscite, insidieusement, l’idée que le temps se mesure en comptant les n, ce qui est faux. Le processus de comptage des n est un processus indépendant du phénomène physique considéré et résulte du choix arbitraire d’étudier ce phénomène à travers une décomposition mathématique particulière. Une fois la distinction faite entre « sans cesse », « pour tout n » et « à tout moment », il n’y a plus de contradiction.

La Dichotomie

Énoncé. Ce dernier paradoxe, bien qu’en apparence similaire à celui de l’Achille, est en fait le plus difficile à résoudre. Voici son énoncé :

Le premier argument porte sur l’inexistence du « se mouvoir », compte tenu du fait que le mobile doit d’abord parvenir à la moitié avant d’atteindre le terme de son trajet …11

Avant de couvrir une distance, un mobile doit d’abord couvrir sa moitié. Mais avant cela encore, il doit en couvrir le quart et ainsi de suite. Par conséquent, il ne peut avancer, car il lui est impossible de déterminer la première distance à couvrir pour entamer son mouvement.

Résolution. La différence avec l’Achille est petite mais importante. On sent qu’il y a le même abus à l’oeuvre, à savoir une confusion entre le mouvement physique et sa décomposition dans notre tête. Si dans l’Achille, on pouvait encore déceler l’abus commis dans l’allusion au temps, on est coincé dans la Dichotomie car le temps est cette fois-ci mentionné à l’envers : la décomposition du mouvement se fait en régressant dans le temps et débouche sur l’impossibilité de déterminer la première étape à franchir pour réaliser le mouvement.

Après avoir étudié l’Achille, on se rend compte que la difficulté soulevée par la Dichotomie se trouve surtout dans la formulation de la résolution.

L’abus commis par le vicieux Zénon me semble être le suivant. Le paradoxe suscite, insidieusement, l’idée que le mouvement doit commencer avec une première étape et que celle-ci est à déterminer en réalisant la décomposition mathématique proposée dans l’énoncé. De nouveau, cela est faux : ce n’est pas notre décomposition arbitraire du mouvement qui lui impose la façon de se réaliser.

On se trouve ici dans une situation où un modèle mathématique donné se révèle inadéquat pour décrire un phénomène12. Cela ne signifie pas que le phénomène obéit aux conséquences problématiques dictées par le modèle, mais seulement qu’il faut améliorer, voire changer, le modèle. Le piège que Zénon nous a tendu a été de nous faire supposer une correspondance parfaite entre le modèle et le phénomène.

 
 
 

Références :

  1. Aristote, Physique, VI, IX, 239 h 9. []
  2. Des discussions existent sur les motivations possibles de Zénon, je ne les aborderai pas ici. []
  3. C’est l’opposition philosophique entre la doxa et l’episteme. J’invite le lecteur à approfondir ce thème par lui-même cela l’intéresse. []
  4. Traduction personnelle : Après avoir inventé quatre arguments immensément subtils et profonds, les philosophes qui lui ont succédé [à Zénon] ont grossièrement fait de lui un simple jongleur de mots, et ses arguments ont tous été qualifiés de sophismes. []
  5. Aristote, Physique, VI, IX, 239 b 5. []
  6. Aristote, Physique, VI, IX, 239 b 30. []
  7. Aristote, Physique, VI, IX, 239 b 5. []
  8. La vitesse instantanée s’obtient comme étant la limite d’une vitesse moyenne évaluée sur des durées qui tendent vers zéro. Les outils de l’analyse permettent de montrer que cette limite, lorsqu’elle existe, n’est pas nécessairement nulle. []
  9. Aristote, Physique, VI, IX, 239 b 14. []
  10. Il suffit d’assigner quelques données initiales au problème et de le traiter. Supposons qu’Achille court k fois plus vite que sa cible qui démarre avec une avance d. La distance totale à parcourir par Achille pour arriver au niveau de sa cible est donnée par la série géométrique d+\frac dk + \frac d{k^2} + \ldots = \frac{kd}{k-1}. []
  11. Aristote, Physique, VI, IX, 239 b 9. []
  12. Bien que le phénomène soit avant tout fictif, car c’est une expérience de pensée, j’estime que l’on peut raisonnablement le voir comme un simple mouvement physique. []

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