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Ramanujan : l’homme qui connaissait l’infini

Le 7 décembre 2006 par Sephi, dans Personnages

Srinivasa Ramanujan

Srinivasa Ramanujan, jeune mathématicien indien, magicien des nombres et prodige de l’intuition, est une des figures les plus touchantes et humaines de l’histoire des mathématiques modernes. Riche en vécus, son histoire est ici présentée, en partie à travers les yeux de Godfrey H. Hardy, l’homme qui lui a été le plus proche en tant que mathématicien.


Courte biographie de sa vie

Srinivasa Ramanujan naît le 22 décembre 1887 dans la ville d’Erode en Inde. Son enfance se passe sans encombres à Kumbakonam où il se fait déjà remarquer pour son excellente scolarité.

En 1903, alors étudiant au Lycée de Kumbakonam, Ramanujan entre en possession du livre décisif de sa vie : A synopsis of elementary results in pure and applied mathematics, de G. S. Carr. Dès ce moment, les mathématiques deviennent son unique intérêt. Il inscrit ses recherches dans un carnet de notes qui le suivra dorénavant comme son ombre.

Le livre de Carr marque le début de son intense activité mathématique. Cela joue cependant en sa défaveur durant les années qui suivent. En effet, son manque d’intérêt pour les autres matières lui cause une série d’échecs cuisants à divers examens, ce qui lui ferme les portes de l’université. Ce manque de formation universitaire se répercutera négativement sur toute sa carrière future.

En 1909, sa mère lui arrange un mariage avec Janaki Ammal, une jeune fille de 9 ans. À la recherche d’un emploi, Ramanujan consulte Ramaswami Aiyar qui l’envoie chez Seshu Aiyar pour un travail mineur à Madras. Son employeur décèle les talents mathématiques du jeune homme et lui recommande d’aller parler à Ramachandra Rao1. Ce dernier, comme Ramaswami Aiyar, est un des membres fondateurs de la Société mathématique indienne.

Ramanujan s’entoure de personnes solidement formées dans les mathématiques, ce qui permet à son génie d’être reconnu dans la région. Vers 1911, il commence à publier des articles mathématiques, en particulier dans le Journal de la Société mathématique indienne.

Sur conseil de ses amis mathématiciens, Ramanujan rédige en janvier 1913 une lettre à l’attention de Godfrey H. Hardy de l’Université de Cambridge en Angleterre, un mathématicien de grande renommée internationale. Ce dernier reconnaît vite le potentiel du jeune indien et lui arrange, non sans difficulté, un séjour en Angleterre.

Son arrivée à Cambridge marque le début d’une extraordinaire collaboration avec Hardy. Il y obtient son premier diplôme universitaire et publie 21 articles durant 5 ans, souvent avec la participation de Hardy. Il sera finalement élu membre du Collège de la Trinité2 et, sommet du prestige, membre de la Société royale de Londres3.

Cependant, sa santé a toujours été fragile et il contracte en 1917 une grave tuberculose. En avril 1919, il retourne à Madras en Inde et y poursuit ses recherches jusqu’à ce que sa maladie l’emporte, le 26 avril 1920.

La lettre de 1913

Un courrier inhabituel

Un matin de 1913 dans ses appartements à Cambridge, Hardy découvre dans son courrier du jour une lettre en provenance d’Inde. Le manuscrit qui s’y trouve ne semble, à première vue, pas très accueillant.

L’auteur de la lettre demande à Hardy, dans un anglais approximatif, de regarder un peu les « découvertes » mentionnées dans les différentes pages du manuscrit. La première réaction de l’anglais n’est autre qu’un ennui accompagné d’une certaine irritation.

La lettre listait essentiellement des théorèmes ou des formules, la plupart d’allure démente ou fantastique4. Certains étaient déjà connus, alors qu’ils sont présentés là comme étant nouveaux et originaux. L’ensemble n’inspirait donc pas énormément confiance. Hardy se désintéresse de la lettre et entame sa journée comme à son habitude.

Une matinée de travail mathématique pur (selon lui, quatre heures de travail créatif était la limite d’un mathématicien), suivie du déjeuner. L’après-midi consiste à échanger des balles sur le cours de tennis de l’université de Cambridge, ou à observer un match de cricket.

Cependant, la lettre intrigue toujours l’esprit de Hardy et, de retour chez lui, il jette un second regard dessus. Il fait alors parvenir un message à son collaborateur et ami John E. Littlewood, lui donnant rendez-vous après le dîner du soir.

Vers 21h, les deux hommes se rassemblent devant une table avec le manuscrit étalé devant eux. La suite est très bien décrite par Charles P. Snow dans sa biographie de Hardy :

Hardy, avec son mélange de lucidité impitoyable et de panache intellectuel, Littlewood, imaginatif, puissant, plein d’humour. Apparemment il ne leur fallut pas longtemps. Avant minuit, leur opinion était faite. L’auteur de ces manuscrits était un homme de génie.

Le contenu de la lettre

Voici une sélection, faite par Hardy, de quelques formules du manuscrit qui en contenait un peu plus d’une centaine :

Formules de Ramanujan

Avec un examen plus approfondi, Hardy constate que les résultats présentés se déclinent essentiellement en trois catégories :

  • la plupart étaient déjà connus, mais présentés sous une forme parfois méconnaissable,
  • certains étaient intrigants et intéressants car visiblement pas triviaux,
  • d’autres dépassaient totalement Hardy par leur originalité.

Sa conclusion finale ne se fait pas attendre :

Il suffisait d’un coup d’oeil pour se rendre compte qu’elles [les formules] n’avaient pu être écrites que par un mathématicien de tout premier rang. Elles sont sûrement vraies, car si elles ne l’étaient pas, personne n’aurait pu avoir assez d’imagination pour les inventer.

Sa religion

Il n’a pas été facile pour Hardy de convaincre Ramanujan de venir jusqu’en Angleterre, même avec l’octroi d’une bourse par Cambridge.

Ramanujan était issu d’une famille brahmane de caste élevée, dans laquelle la pratique religieuse occupait une place primordiale. Ramanujan était un pratiquant assidû : il n’a jamais cessé d’appliquer les règles de vie traditionnelles de sa caste, même en Angleterre. Il était strictement végétarien (ce qui ne l’a guère aidé à la fin de sa vie, frappé par la maladie) et a toujours préparé lui-même sa nourriture, en ayant au préalable revêtu le pyjama traditionnel. Sa mère, qui était plus stricte encore, refusait catégoriquement à ce que son fils enfreigne l’interdit de voyager en mer.

Paradoxalement, c’est aussi la religion qui a permis à Ramanujan de rejoindre Cambridge. En effet, le fait que sa mère vouait un culte particulier à la déesse de Namakkal a été déterminant, comme le relate C. P. Snow :

Elle [sa mère] fit un matin une déclaration surprenante : la nuit précédente elle avait vu son fils en rêve, assis dans une grande salle au milieu d’un groupe d’Européens, et la déesse de Namakkal lui avait ordonné de ne pas faire obstacle à l’accomplissement du destin de son fils.

C’est ainsi que Ramanujan a pu rejoindre l’Angleterre en 1914 afin d’y débuter son exceptionnelle collaboration avec Hardy.

Hardy et les biographes indiens se contredisent cependant sur un aspect. Selon Seshu Aiyar et Ramanchandra Rao, Ramanujan manifestait une profonde foi en les préceptes de sa religion. à l’inverse, Hardy affirme que le jeune indien ne voyait en sa religion de l’objet d’un rituel et qu’il n’avait pas de conviction intellectuelle particulière. Hardy ajoute :

Je me souviens fort bien qu’il me disait — à ma grande surprise — que toutes les religions lui paraissaient plus ou moins également vraies.

Il est difficile de savoir de nos jours ce qu’il en était vraiment. Ce qui est sûr, en tout cas, c’est que Ramanujan était très fidèle aux rituels indiens, ce qui faisait de lui un personnage unique dans le paysage universitaire anglais.

Son travail en Angleterre et sa « tragédie »

Hardy n’a jamais cessé d’éprouver deux sentiments à l’égard de Ramanujan. Le premier était une profonde admiration pour ce jeune homme qui, selon lui, avait un génie naturel comparable à celui de Gauss ou d’Euler. Le second est un sentiment de regret empreint d’indignation.

En effet, Hardy considérait que la période capitale pour tout mathématicien est celle entre 18 et 25 ans. Chez Ramanujan, il s’agit exactement de la période durant laquelle il a été rejeté de l’université et n’a pas pu suivre de formation correcte. Hardy décrit ce talent maltraité par une médiocre scolarité :

Ils [les travaux de Ramanujan] ont ce don indéniable d’être profondément et certainement originaux. L’auteur [Ramanujan] aurait pu devenir un plus grand mathématicien si, dès sa jeunesse, on avait pu se saisir de lui et le dompter un peu : il aurait pu faire davantage de découvertes et, à coup sûr, d’une plus grande importance.

Dans un élan d’écriture, Hardy ajoute même :

Qu’a-t-on gagné à ce que le Collège universitaire de Kumbakonam ait rejeté le plus grand homme qu’il ait jamais compté ? Irréparable perte.

Hardy et son ami Littlewood ont donc pris en charge le jeune homme dès son arrivée à Cambridge, afin de le former dans les branches qui lui faisaient défaut. La tâche n’a pas toujours été facile, notamment pour Littlewood qui a dû affronter l’avalanche de questions originales et pertinentes de Ramanujan à chaque fois qu’il apprenait un nouveau concept.

L’oeuvre de Ramanujan est impressionnante : près de 400 pages de publication en quelques années et une grande masse de travaux non publiés dont l’intérêt n’a été compris que bien des années après sa mort. Un exemple anecdotique est la formule suivante, découverte en 1910 :

\pi = \frac{9801}{2\sqrt2}\left( \sum_{n=0}^\infty \frac{(4n)!}{(n!)^4}\cdot\frac{1103 + 26390n}{396^{4n}} \right)^{-1}

Cette formule est remarquable car elle fournit, à chaque itération, 8 décimales correctes de \pi. Elle a d’ailleurs été utilisée, à partir des années 80, pour établir des records dans le calcul des décimales de \pi.

Les nombres et les formules algébriques

Ramanujan excellait en particulier dans son intuition des nombres. Littlewood déclarait d’ailleurs que chaque entier positif était pour lui comme un ami personnel. Une célèbre anecdote, pleine de saveur, accompagne toute description de Ramanujan. Son auteur n’est autre que Hardy, lorsqu’il relate une visite rendue à Ramanujan durant sa maladie :

Lorsque j’étais allé le voir sur son lit d’hôpital à Putney, j’avais pris le taxi n° 1729. En arrivant, je lui fis remarquer que ce nombre me semblait plutôt terne, et que j’espérais qu’il ne fût pas de mauvais augure. « Non, me répondit-il, c’est un nombre fort intéressant; c’est le plus petit nombre exprimable en tant que somme de deux cubes, de deux façons différentes. »

En effet, on a que 1729 = 123 + 13 = 103 + 93. L’anecdote ne s’arrête pas là : Hardy lui a alors demandé s’il pouvait donner la solution pour le même problème, mais à la puissance quatre :

Après réflexion, il me dit qu’il ne connaissait pas d’exemple évident et supposait que le plus petit nombre de ce genre devait être très grand.

La solution à ce second problème est en fait due à Euler. Il s’agit du nombre, effectivement très grand, donné par :

635 318 657 = 1584 + 594 = 1344 + 1334

Avec les nombres, le domaine dans lequel Ramanujan a le plus brillé était sans doute l’algèbre et les fractions continues. à ce sujet, Hardy n’a jamais contesté l’éloge suivant qu’il avait fait :

Sa perspicacité pour les formules algébriques, la transformation des séries infinies, etc., était ce qu’il y avait de plus fascinant. … Avec sa mémoire, sa patience, sa puissance de calcul, il aboutissait à un ensemble absolument saisissant : puissance de généralisation, intuition de la forme, capacité à modifier rapidement ses hypothèses.

Au jeu dont il connaissait les règles, il était capable de battre à plates coutures n’importe quel mathématicien.

Le Synopsis de Carr

Cet ouvrage, dont le titre complet est A synopsis of elementary results in pure and applied mathematics, a déterminé la direction de l’activité mathématique de Ramanujan.

Il est écrit par George S. Carr, du Collège de Gonville et Caïus (Université de Cambridge), et est publié en 2 volumes en 1880 et 1886. Le Collège gouvernemental de Kunbakonam, où étudiait Ramanujan aux alentours de 1903, en possédait une des rares copies disponibles à l’époque. C’est en fait un ami de Ramanujan qui l’a emprunté pour le lui passer.

L’ouvrage porte parfaitement bien son nom : il ne s’agit pas d’un cours complet, mais bien d’un condensé de résultats mathématiques dans un grand nombre de branches des mathématiques. Il contient les énoncés de 6165 théorèmes qui, au mieux, ne sont accompagnés que de démonstrations si succinctes qu’elles sont à peine plus importantes que des notes. Cette absence de démonstrations sérieuses influencera énormément l’activité mathématique de Ramanujan.

Parmi les sujets traités dans le Synopsis, on trouve l’algèbre, la trigonométrie, la géométrie analytique et le calcul différentiel et intégral. L’aspect formel de ce dernier est excessivement développé (ce qui est probablement à l’origine de l’ardeur de Ramanujan à découvrir des formules intégrales). Par contre, d’autres sujets sont négligés, comme la théorie des fonctions.

Son idée de la démonstration

Le livre de Carr, peu représentatif des mathématiques « académiques » et au contenu parfois déséquilibré, a constitué la principale source d’enseignement pour Ramanujan en Inde, étant donné qu’il n’a pas pu intégrer l’université. Ses lacunes sont donc le reflet du contenu du livre. Par exemple, Hardy écrit :

Je doute fort que Ramanujan ait jamais clairement compris, et ce jusqu’à sa mort, en quoi consiste une fonction analytique.

De plus, sa méthode de travail s’est fortement inspirée de la présentation du livre. Ceci se traduit par une négligence quasi totale de la démonstration, ce qui est illustré par cette citation de Littlewood :

Il ne possédait peut-être pas du tout l’idée de ce qui est signifié par une démonstration, notion si familière aujourd’hui qu’elle est considérée comme acquise; si un bout signifiant de raisonnement lui venait quelque part à l’esprit, et que, globalement, le mélange entre intuition et évidence lui donnait quelque certitude, il n’allait pas plus loin.

Le travail de Ramanujan était donc essentiellement basé sur son intuition. Ce manque de rigueur constituera son principal handicap dans sa carrière, notamment lorsqu’il s’intéressera à la théorie analytique des nombres.

Selon Hardy, c’est dans ce domaine que Ramanujan a connu un échec réel :

Il fit preuve, comme toujours, d’une puissance d’imagination renversante, mais sa démonstration était quasiment inexistante, et même, une grande partie de ce qu’il avait imaginé se révéla faux.

Hardy fait surtout allusion au théorème des nombres premiers, selon lequel la quantité \pi(x) de nombres premiers compris entre 0 et x est approximé, lorsque x est très grand, par x/\log x, ce que l’on note :

\pi(x) \sim \frac x{\log x}

À l’époque de Hardy, la démonstration de ce théorème faisait un usage intensif des propriétés de la fonction \zeta de Riemann, définie pour toute variable complexe s par :

\zeta(s) = \sum_{n=1}^\infty \frac1{n^s}

Or, une des lacunes de Ramanujan était précisément l’analyse complexe. Hardy commente ce fait :

La théorie de Ramanujan sur les nombres premiers a été faussée du fait de son ignorance de la théorie des fonctions d’une variable complexe. … Que ses démonstrations n’aient pas été valables, c’était prévisible. Mais les erreurs étaient plus profondes, et la plupart des résultats présentés étaient faux. … Ceci fut un des grands échecs de Ramanujan.

Il convient de nuancer ce dernier passage. En effet, Hardy était de nature particulièrement sévère vis-à-vis des mathématiques. Il a même déclaré une fois que :

Cet échec était plus étonnant que n’importe lequel de ses [ceux de Ramanujan] triomphes.

ce qui est assez impitoyable, quand on pense que Ramanujan a découvert tout seul la forme du théorème des nombres premiers et que dans ce domaine, il compte parmi ses prédécesseurs des noms tels que Legendre, Dirichlet ou Gauss !

De plus, Hardy pensait fermement que l’analyse complexe et la théorie des fonctions analytiques étaient le cadre naturel d’étude de la distribution des nombres premiers, d’où l’importance considérable qu’il accordait à ces domaines. Cependant, ce théorème a été démontré par Paul Erdös et Atle Selberg en 1949 (deux ans après la mort de Hardy) avec « seulement » des outils élémentaires de l’analyse réelle.

L’avis de Hardy reste intéressant car il révèle un peu mieux la relation entre lui et le génie indien. D’ailleurs, Hardy était lui-même conscient de ses jugements parfois trop sévères. Nous pouvons terminer par cette dernière conclusion de Hardy, dans laquelle il rétablit l’admiration immense qu’il a toujours eue pour Ramanujan :

Nous pourrions affirmer beaucoup plus sûrement que son échec est tel qu’au total, il doit renforcer notre admiration envers ses dons et non la diminuer : il nous fournit en effet une preuve supplémentaire et surprenante de son imagination, de sa souplesse d’esprit.

 
 
 

Références :

  1. Seshu Aiyar et Ramanchandra Rao écriront plus tard une des biographies standards sur Ramanujan. []
  2. Le Collège de la Trinité est parmi les plus grands et les plus riches collèges composant l’Université de Cambridge. []
  3. Ramanujan est d’ailleurs le premier indien à bénéficier de ces deux titres. []
  4. Cette expression provient de Charles P. Snow, ami de longue date et biographe de Hardy. []

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